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croissantes et jamais perdues, devait retrouver cette sublimité première d’où le péché originel l’avait fait descendre ; sublimité dont l’esprit humain était redevenu capable, en vertu de la Rédemption du Christ. Cependant le souverain du ciel permet à Satan un moment de triomphe, pour l’expiation de quelques fautes particulières. L’enfer, profitant de la liberté laissée à sa rage, saisit et fait naître toutes les occasions du mal.

Le bruit du combat d’Ondouré et du frère d’Amélie s’était répandu chez les Natchez. Akansie, qui n’y voyait qu’une preuve de plus de l’amour d’Ondouré pour Céluta, éprouvait de nouvelles angoisses. Le parti des sauvages nourri dans les sentiments d’Adario demandait pourquoi l’on recevait ces étrangers, instruments de trouble et de servitude ; les Indiens qui s’attachaient à Chactas louaient au contraire, le courage et la générosité de leur nouvel hôte. Quant au frère d’Amélie, qui ne trouvait ni dans les sentiments de son cœur, ni dans sa conduite, les motifs de l’inimitié d’Ondouré, il ne pouvait comprendre ce qui avait porté ce sauvage à tenter un homicide. Si Ondouré aimait Céluta, René n’était point son rival : toute pensée d’hymen était odieuse au frère d’Amélie ; à peine s’était-il aperçu de la passion naissante de la sœur d’Outougamiz.

Cependant le retour du grand-chef des Natchez était annoncé : on entendit retentir le son d’une conque. — Guerrier blanc, dit Chactas à son hôte, voici le Soleil : prête-moi l’appui de ton bras, et allons nous ranger sur le passage du chef. Aussitôt le sachem et René, dont la blessure n’était que légère, s’avancent avec la foule.

Bientôt on aperçoit le grand-prêtre et les deux lévites, maîtres des cérémonies du temple du Soleil : ils étaient enveloppés de robes blanches ; le premier portait sur la tête un hibou empaillé. Ces sacrificateurs affectaient une démarche grave ; ils tenaient les yeux attachés à terre et murmuraient un hymne sacré. Chactas apprit à René que le principal jongleur était un prêtre avide et crédule, qui pouvait devenir dangereux, à l’instigation de quelques hommes plus méchants que lui.

Après les lévites s’avançait un vieillard que ne distinguait aucune marque extérieure. — Quel est, demanda le frère d’Amélie à son hôte, quel est le sachem qui marche derrière les prêtres, et dont la contenance est affable et sereine ?

— Mon fils, répondit Chactas, c’est le Soleil : il est cher aux Natchez par le sacrifice qu’il a fait à sa patrie des prérogatives de ses aïeux. C’est un homme d’une douceur inaltérable, d’une patience que rien ne peut troubler, d’une force presque surnaturelle à supporter la douleur. Il a lassé le temps lui-même, car il est au moment d’accomplir sa centième année. J’ai eu le bonheur de contribuer avec lui et Adario à la révolution qui nous a rendu l’indépendance. Les Natchez veulent bien nous regarder comme leurs trois chefs, ou plutôt comme leurs pères.

À la suite du soleil venait une femme qui conduisait par la main son jeune fils. René fut frappé des traits de cette femme sur lesquels la nature avait répandu une expression alarmante de passion et de faiblesse. Le frère d’Amélie la désigna au sachem.

— Elle se nomme Akansie, répondit Chactas ; nous l’appelons la Femme-Chef : c’est la plus proche parente du Soleil, et c’est son fils, à l’exclusion du fils même du Soleil, qui doit occuper un jour la place de grand-chef des Natchez : la succession au pouvoir a lieu parmi nous en ligne féminine.

Hélas ! mon fils, ajouta Chactas, nous autres, habitants des bois, nous ne sommes pas plus à l’abri des passions que les hommes de ton pays. Akansie nourrit pour Ondouré, qui la dédaigne et la trahit, un amour criminel : Ondouré aime Céluta, cette Indienne qui prépara ton premier repas du matin, et qui est la sœur de ce naïf sauvage dont l’amitié t’a été jurée sur les débris d’une cabane ; Céluta a toujours repoussé le cœur et la main d’Ondouré. Tu as déjà éprouvé jusqu’où peuvent aller les transports de la jalousie. Si jamais Ondouré s’attachait à Akansie, il est impossible de calculer les maux que produirait une pareille union.

Immédiatement après la Femme Chef marchaient les capitaines de guerre. L’un d’eux ayant touché en passant l’épaule de Chactas, René demanda à son père adoptif quel était ce sachem au visage maigre, dont l’air rigide formait un si grand contraste avec l’air de bonté des autres vieillards.

— C’est le grand Adario, répondit Chactas, l’ami de mon enfance et de ma vieillesse. Il a pour la liberté un amour qui lui ferait sacrifier sa femme, ses enfants et lui-même. Nous avons combattu ensemble dans presque toutes les forêts. Il y a cinquante ans que nous nous estimons, quoique nous soyons presque toujours en opposition d’idées et de desseins. Je suis le rocher, il est la plante marine qui s’est attachée à mes flancs : les flots de la tempête ont miné nos racines ; nous roulerons bientôt ensemble dans l’abîme sur lequel nous penchons tous deux. Adario est l’oncle de Céluta, et lui sert de père.

Lorsque les chefs de guerre furent passés, on vit paraître les deux officiers commis au règlement des traités et l’édile chargé de veiller aux travaux publics. Cet édile songeait à se retirer, et Ondouré