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enfin saisit fortement mon âme. Je commençai à entrevoir une grande nation où je n’avais aperçu que des esclaves, et pour la première fois je rougis de ma superbe du désert.

« Nous nous avançâmes parmi les bronzes, les marbres, les eaux et les ombrages : chaque flot, contraint de sortir de la terre, apportait un génie à la surface des bassins. Ces génies variaient selon leur puissance : les uns étaient armés de tridents, les autres sonnaient des conques recourbées ; ceux-ci étaient montés sur des chars, ceux-là vomissaient l’onde en tourbillon. Mes compagnons s’étant écartés, je m’assis au bord d’un bain solitaire. La rêverie vint planer autour de moi ; elle secouait sur mes cheveux les songes et les souvenirs : elle m’envoya la plus douce des tristesses du cœur, celle de la patrie absente.

« Nous abandonnâmes enfin la hutte des rois, et la nuit marchant devant nous avec la fraîcheur, nous reconduisit au grand village.

« Lorsque les dons du sommeil eurent réparé mes forces, Ononthio me tint ce discours : « Chactas, fils d’Outalissi, vous vous plaignez que vous n’avez point encore vu les guerriers libres, et vous me demandez sans cesse où ils sont : je vous les veux faire connaître. Un esclave va vous conduire aux cabanes où s’assemblent diverses espèces de sachems : allez et instruisez-vous car on apprend beaucoup par l’étude des mœurs étrangères. Un homme qui n’est point sorti de son pays ne connaît pas la moitié de la vie. Quant aux autres chefs, vos compagnons, comme ils n’entendent pas la langue de la terre des chairs blanches, ils préféreront sans doute rester sur la natte, à fumer leur calumet et à parler de leur pays. »

« Il dit. Plein de joie, je sors avec mon guide ; comme un aigle qui demande sa pâture, je m’élance plein de la faim de la sagesse. Nous arrivons à une cabane[1] où étaient assemblés des hommes vénérables.

« J’entrai avec un profond respect dans le conseil, et je fus d’autant plus satisfait, qu’on ne parut faire aucune attention à moi. Je remerciai les génies, et je me dis : « Voici enfin la nation française. C’est comme nos sachems ! » Je pris une pipe consacrée à la paix, et je m’apprêtai à répondre à ce qu’on allait sans doute me demander touchant les mœurs, les usages et les lois des chairs rouges. Je prêtai attentivement l’oreille, et je promis le sacrifice d’un ours à Michabou[2] s’il voulait m’envoyer la prudence, pour faire honneur à mon pays.

Par le Grand-Lièvre[3], ô mon fils ! je fus dans la dernière confusion quand je m’aperçus que je n’entendais pas un mot de ce que disaient les divins sachems. Je m’en pris d’abord à quelque Manitou ennemi de ma gloire et de mes forêts : je m’allais retirer plein de honte, lorsque l’un des vieillards, se tournant vers moi, dit gravement : « Cet homme est rouge, non par nature, car il a la peau blanche comme l’Européen. » Un autre soutint que la nature m’avait donné une peau rouge, un troisième fut d’avis de m’adresser des questions ; mais un quatrième s’y opposa, disant que, d’après la conformation extérieure de ma tête, il était impossible que je comprisse ce qu’on me demanderait.

« Pensant, dans la simplicité de mon cœur, que les sachems se divertissaient, je me pris à rire. « Voyez, s’écria celui qui avait énoncé la dernière opinion, je vous l’avais dit ! Je serais assez porté à croire, à en juger par ses longues oreilles, que le Canadien est l’espèce mitoyenne entre l’homme et le singe. » Ici s’éleva une dispute violente sur la forme de mes oreilles. « Mais voyons, dit enfin un des vieillards qui avait l’air plus réfléchi que les autres : il ne se faut pas laisser aller à des préventions.

« Alors le sachem s’approcha de moi avec des précautions qu’il crut nécessaires, et me dit : « Mon ami, qu’avez-vous trouvé de mieux dans ce pays-ci ? »

« Charmé de comprendre enfin quelque chose à tous ces discours, je répondis : « Sachem, on voit bien à votre âge que les génies vous ont accordé une grande sagesse : les mots qui viennent de sortir de votre bouche prouvent je ne me suis pas trompé. Je n’ai pas encore acquis beaucoup d’expérience, et je pourrais être un de vos fils : quand je quittai les rives du Meschacebé, les magnolias avaient fleuri dix-sept fois, et il y a dix neiges que je pleure la hutte de ma mère. Cependant, tout ignorant que je suis, je vous dirai la vérité. Jusqu’à présent je n’ai point encore vu votre nation ; ainsi je ne saurais vous parler des guerriers libres, mais voici ce que j’ai trouvé de mieux parmi vos esclaves : les huttes de commerce[4] où l’on expose la chair des victimes me semblent bien entendues et parfaitement utiles. »

« À cette réponse, un rire, qui ne finissait point, bouleversa l’assemblée : mon conducteur me fit sortir, priant les sachems d’excuser la stupidité d’un sauvage. Comme je traversais la hutte, j’entendis argumenter sur mes ongles et ordonner de

  1. Le Louvre.
  2. Génie des eaux.
  3. Divinité souveraine des chasseurs.
  4. Boutiques de charcutier et de boucher. Les sauvages amenés à Paris sous Louis XIV ne furent frappés que de l’étal des viandes de boucherie.