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nous défendre et un fer tranchant pour couper un arc et tailler une flèche. Hors la vie qu’avions-nous à perdre ? Le flot qui nous jetait sur une côte inhabitée nous rendait à notre bonheur : l’homme nu saluait le désert et rentrait en possession de son empire.

Il plut à la souveraine sagesse de sauver le vaisseau, mais la même vague qui le poussa hors des écueils emporta l’un de ses mats et me jeta dans l’abîme : j’y tombai comme un oiseau de mer qui se précipite sur sa proie. En un clin d’œil le vaisseau, chassé par les vents, parut à une immense distance de moi ; il ne pouvait s’arrêter sans s’exposer une seconde fois au naufrage, et il fut contraint de m’abandonner. Perdant tout espoir de le rejoindre, je commençai à nager vers la côte éloignée. »


LIVRE HUITIÈME


« Les premiers pas du matin s’étaient imprimés en taches rougeâtres dans les nuages de la tempête, lorsque couvert de l’écume des flots j’abordai au rivage. Courant sur les limons verdis, tout hérissés des pyramides de l’insecte des sables, je me dérobe à la fureur du génie des eaux. À quelque distance s’offrait une grotte dont l’entrée était fermée par des framboisiers. J’écarte les broussailles et pénètre sous la voûte du rocher, où je fus agréablement surpris d’entendre couler une fontaine. Je puisai de l’eau dans le creux de ma main, et faisant une libation : — Qui que tu sois, m’écriai-je, Manitou de cette grotte, ne repousse pas un suppliant que le Grand-Esprit a jeté sur tes rivages ; que cette malédiction du ciel ne t’irrite pas contre un infortuné. Si jamais je revois la terre des sassafras, je te sacrifierai deux jeunes corbeaux dont les ailes seront plus noires que celles de la nuit.

« Après cette prière, je me couchai sur des branches de pin : épuisé de fatigue, je m’endormis aux soupirs du Sommeil, qui baignait ses membres délicats dans l’eau de la fontaine.

« À l’heure où le fils des cités, couvert d’un riche manteau, se livre aux joies d’un festin servi par la main de l’abondance, je me réveillai dans ma grotte solitaire. En proie aux attaques de la faim, je me lève : comme un élan échappe à la flèche du chasseur croit bientôt retourner à ses forêts ; près de rentrer sous leur ombrage, il rencontre une autre troupe de guerriers qui l’écartent avec des cris et le poursuivent de nouveau sur les montagnes : ainsi j’étais éloigné de ma patrie par les traits de la fortune.

« À l’instant où je sortais de la grotte, un ours blanc se présente pour y entrer ; je recule quelques pas et tire mon poignard. Le monstre, poussant un mugissement, me menace de ses serres énormes, de son museau noirci et de ses yeux sanglants : il se lève, et me saisit dans ses bras comme un lutteur qui cherche à renverser son adversaire. Son haleine me brûle le visage : la faim de ses dents est prête à se rassasier de ma chair ; il m’étouffe dans ses embrassements ; aussi facilement qu’ils ouvrent un coquillage au bord de la mer, ses ongles vont séparer mes épaules. J’invoque le Manitou de mes pères, et, de la main qui me reste libre, je plonge mon poignard dans le cœur de mon ennemi. Les bras du monstre se relâchent ; il abandonne sa proie, s’affaisse, roule à terre, expire.

« Plein de joie, j’assemble des mousses et des racines à l’entrée de ma grotte : deux cailloux me donnent le feu ; j’allume un bûcher dont la flamme et la fumée s’élèvent au-dessus des bois. Je dépouille la victime ; je la mets en pièces ; je brûle les filets de la langue et les portions consacrées aux génies : je prends soin de ne point briser les os, et je fais rôtir les morceaux les plus succulents. Je m’assieds sur des pierres polies par la douce lime des eaux ; je commence un repas avec l’hostie de la destinée, avec des cressons piquants et des mousses de roche aussi tendres que les entrailles d’un jeune chevreuil. La solitude de la terre et de la mer était assise à ma table : je découvrais à l’horizon, non sans une sorte d’agréable tristesse, les voiles du vaisseau où j’avais fait naufrage.

« L’abondance ayant chassé la faim, et la nuit étant revenue sur la terre, je me retirai de nouveau au fond de l’antre, avec la fourrure du monstre que j’avais terrassé. Je remerciai le Grand Esprit qui m’avait fait sauvage et qui me donnait dans ce moment tant d’avantages sur l’homme policé. Mes pieds étaient rapides, mon bras vigoureux, ma vie habituée aux déserts : un génie ami des enfants, le Sommeil, fils de l’Innocence et de la Nuit, ferma mes yeux, et je bus le frais sumac du Meschacebé dans la coupe dorée des Songes.