Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/71

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puissent résister à cette pâle milice ? Entends-tu la Mort, qui marche à la tête des squelettes, armée d’une massue de fer ? O Mort ! nous ne redoutons point ta présence : tu n’es pour nos cœurs innocents qu’un génie paisible.

Ainsi parle Outougamiz dans l’exaltation de son âme. Céluta est entraînée dans les bois par Mila et les matrones.

Toute la force des Natchez est dans la troupe de jeunes hommes que les sachems ont placée autour des bocages de la mort. Les sachems eux-mêmes forment entre eux un bataillon qui s’assemble dans le bois, à l’entrée du temple du Soleil : la nation, ainsi divisée, s’était mise sous la protection des tombeaux et des autels. Une admiration profonde saisissait le cœur à l’aspect des vieillards armés : on voyait se mouvoir, dans l’obscurité du bois, leurs têtes chauves ou blanchies, comme les ondes argentées d’un fleuve, sous la voûte des chênes. Adario, qui commande les sachems et qui s’élève au-dessus d’eux de toute la hauteur du front, ressemble à l’antique étendard de cette troupe paternelle. Non loin, sur un bûcher, le grand-prêtre fait des sacrifices, consulte les esprits, et ne promet que des malheurs. Ainsi, aux approches des tempêtes de l’hiver, quand la brise du soir apporte l’odeur des feuilles séchées, la corneille, perchée sur un arbre dépouillé, prononce des paroles sinistres.

Bientôt, aux yeux éblouis des Natchez, sort du fond d’une vallée la pompe des troupes françaises, semblable au feu annuel dont les sauvages consument les herbages et qui s’étend comme un lac de feu. Indiens, à ce spectacle vous sentîtes une sorte d’étonnement furieux ; la patrie, enchantant vos âmes, les défendait de la terreur, mais non de la surprise. Vous contempliez les ondulations régulières, les mouvements mesurés, la superbe ordonnance de ces soldats. Au-dessus des flots de l’armée se hérissaient les baïonnettes, telles que ces lances du roseau qui tremblent dans le courant d’un fleuve.

Un vieillard se présente seul devant les guerriers de la France. D’une main il tient le calumet de paix, de l’autre il lève une hache dégouttante de sang ; il chante et danse à la fois, et ses chants et ses pas sont mêlés de mouvements tumultueux et paisibles. Tour à tour il invoque la fureur des jeux d’Areskoui et l’ardeur des luttes de l’amour, la terreur de la bataille des héros et le charme du combat des grâces et de la lyre. Tantôt il tourne sur lui-même en poussant des cris et lançant le tomahawk ; tantôt il imite le ton d’un augure qui préside à la fête des moissons. Le visage de ce vieillard est rigide, son regard impérieux, son front d’airain ; tout son air décèle le père de la patrie et l’enthousiaste de la liberté. On mène l’envoyé des Natchez à Chépar.

Debout au milieu d’une foule de capitaines, sans s’incliner, sans fléchir le genou, il parle ainsi au commandant des Français :

— Mon nom est Adario : de père en fils, tous mes ancêtres sont morts pour la défense de leur terre natale. Je te viens, de la part des sachems, redemander Chactas et te proposer une dernière fois la paix. Si j’avais été le chef de ma nation, tu ne m’eusses vu que la hache à la main. Que veux-tu ? Quels sont tes desseins ? Que t’avons-nous fait ?

Prétends-tu nous massacrer dans les cabanes où nous avons donné l’hospitalité à tes pères, lorsque, faibles et étrangers, ils n’avaient ni huttes pour se garantir des frimas, ni maïs pour apaiser leur faim ?

Si tu persistes à nous opprimer, sache qu’avant que nous te cédions les tombeaux de nos ancêtres, le soleil se lèvera où il se couche, les chênes porteront les fruits du noyer, et le vautour nourrira les petits de la colombe.

Tu as violé la foi publique en arrêtant Chactas. Je n’ai pourtant pas craint de me présenter devant toi. Ou ton cœur sera rappelé à des sentiments d’équité, ou tu commettras une nouvelle injustice : dans le premier cas, nous aurons la paix ; dans le second, tu combleras la mesure. Le Grand-Esprit se chargera de notre vengeance.

Choisis : voilà le calumet de paix, fume ; voici la hache de sang, frappe.

Tel qu’un fer présenté à la forge se pénètre d’une pourpre brûlante, ainsi le visage de Chépar s’allume des feux de la colère au discours du sauvage. L’indomptable vieillard levait sa tête au-dessus de l’assemblée émue, comme un chêne américain qui, laissé debout sur son sol natal, domine de sa tige inflexible les moissons de l’Europe flottantes à ses pieds. Alors Chépar :

— Rebelle, ce pays appartient au roi mon maître : si tu oses t’opposer au partage des terres que j’ai distribuées aux habitants de la colonie, je ferai de ta nation un exemple épouvantable. Retire-toi, de peur que je ne te fasse éprouver le châtiment épargné à Chactas.

— Et moi, s’écrie Adario brisant le calumet de paix, je te déclare, au nom des Natchez, guerre éternelle ; je te dévoue toi et les tiens à l’implacable Athaënsic. Viens faire un pain digne de tes soldats avec le sang de nos vieillards, le lait de nos jeunes épouses et les cendres de nos pères ! Puissent mes membres, quand ton fer les aura séparés de mon corps, se ranimer pour la vengeance, mes pieds marcher seuls contre toi, ma main coupée lancer la hache, ma poitrine éteinte pousser le cri