Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/78

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canadiens, Siégo qui était né sous un savanier (car sa mère fut surprise des douleurs de l’enfantement en allant à la fontaine), Siégo prétend tirer une vengeance éclatante du sort que vient d’éprouver son ami. Insensé qui courait lui-même à sa perte ! Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande amertume ; son haleine expirante fait monter, comme par le jeu d’une pompe, le sang qui vient bouillonner à ses lèvres. Ses genoux chancellent ; il s’affaisse doucement sur l’infortuné Yatzi, qui, d’un dernier mouvement convulsif, le serre dans ses bras : ainsi l’abeille se repose dans le calice de la miraculeuse Dionée, mais la fleur se referme sur la fille du ciel et l’étouffe dans un voile parfumé.

Les Indiens à leur tour arrachent à la vie une foule de Français, et sarclent le champ de bataille. À la supériorité de l’art ils opposent les avantages de la nature : leurs coups sont moins nombreux, mais ils portent plus juste. Le climat ne leur est point un fardeau ; les lieux où ils combattent sont ceux où ils s’exercèrent aux jeux de leur enfance ; tout leur est arme, rempart ou appui ; ils nagent dans les eaux, ils glissent ou ils volent sur la terre. Tantôt cachés dans les herbes, tantôt montés sur les chênes, ils rient du boulet qui passe sur leur tête ou sous leurs pieds. Leurs cris, leurs chants, le bruit de leurs chichikoués et de leurs fifres, annoncent un autre Mars, mais un Mars non moins redoutable que celui des Français. Les cheveux rasés ou retroussés des Indiens, les plumes et les ornements qui les décorent, les couleurs qui peignent le visage du Natchez, les ceintures où brillent la hache, où pend le casse-tête et le couteau d’escalpe, contrastent avec la pompe guerrière européenne. Quelquefois les sauvages attaquent tous ensemble, remplissant l’espace qui les sépare des ennemis de gestes et de danses héroïques ; quelquefois ils viennent un à un combattre un adversaire qu’ils ont remarqué comme étant le plus digne d’éprouver leur valeur.

Outougamiz se distingue de nouveau dans cette lutte renaissante. On le prendrait pour un guerrier échappé récemment au repos de ses foyers, tant il déploie de force et d’ardeur. Le tranchant de sa hache était fait d’un marbre aiguisé avec beaucoup de soin par Akomanda, aïeul du jeune héros. Ce marbre avait ensuite été inséré, comme une greffe, dans la tige fendue d’un plant de cormier : l’arbuste, en croissant, s’était refermé sur la pierre, et, coupé à une longueur de flèche, il était devenu un instrument de mort dans la main des guerriers.

Outougamiz fait tourner l’arme héréditaire autour de sa tête, et, la laissant échapper, elle va, d’un vol impétueux, frapper Valbel au-dessous de l’oreille gauche : la vertèbre est coupée. Le soldat ami de la joie penche la tête sur l’épaule droite, tandis que son sang rougit son bras et sa poitrine : on dirait qu’il s’endort au milieu des coupes de vin répandues, comme il voulait faire dans les orgies d’un festin.

Le rapide sauvage suit la hache qu’il a lancée, la reprend, et en décharge un coup effroyable sur Bois-Robert, dont la poitrine s’ouvre comme celle d’une blanche victime sous le couteau du sacrificateur. Bois-Robert avait pour aïeul ce guerrier qui escalada les rochers de Fécamp. Il comptait à peine dix-sept années : sa mère, assise sur le rivage de la France, avait longtemps regardé, en répandant des pleurs, le vaisseau qui emportait le fils de son amour. Outougamiz est tout à coup frappé de la pâleur du jeune homme, de la grâce de cette chevelure blonde qui ombrage un front décoloré, et descend, second voile, sur des yeux déjà recouverts de leurs longues paupières.

Pauvre nonpareille, lui dit-il, qui te revêtais à peine d’un léger duvet, te voilà tombée de ton nid ! Tu ne chanteras plus sur la branche ! Puisse ta mère, si tu as une mère, pardonner à Outougamiz ! Les douleurs d’une mère sont bien grandes. Hélas ! tu étais à peu près de mon âge ! Et moi aussi, il me faudra mourir, mais les esprits sont témoins que je n’avais aucune haine contre toi ; je n’ai fait ce mal qu’en défendant la tombe de ma mère. » Ainsi vous parliez, naïf et tendre sauvage ; les larmes roulaient dans vos yeux. Bois-Robert entendit votre simple éloge funèbre, et il sourit en exhalant son dernier soupir.

Tandis que, vaincus et vainqueurs, les Français et les Natchez continuent de toutes parts le combat, Chépar ordonne aux légers dragons de mettre pied à terre, d’écarter les arbres et les morts pour ouvrir un passage à la pesante cavalerie et au bataillon helvétique. L’ordre est exécuté. On roule avec effort, on soulève avec des leviers faits à la hâte, le tronc des chênes, les débris des canons et des chars : un écoulement est ouvert aux eaux dont le fleuve a inondé la plaine.

De paisibles castors, dans des vallons solitaires, s’empressent à finir un commun ouvrage : les uns scient les bouleaux et les abattent sur le courant onde, afin d’en former une digue ; les autres traînent sur leur queue les matériaux destinés aux architectes ; les palais de la Venise du désert s’élèvent ; des artisans de luxe en tapissent les planchers avec une fraîche verdure, et préparent les salles du bain, tandis que des constructeurs bâtissent plus loin, au bord du lac, les agréables châteaux de la campagne. Cependant de vieux castors, pleins