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Outougamiz préféra pourtant la nuit : il espéra trouver un moyen de masquer la lueur de la flamme.

Lorsque le soleil fut descendu sous l’horizon et que les dernières teintes du jour se furent évanouies, l’Indien tira une étincelle de deux branches de cyprès en les frottant l’une contre l’autre, et en embrasa quelques feuilles. Tout réussit d’abord, mais des roseaux secs, placés trop près du foyer, prennent feu et jettent une grande lumière. Outougamiz les veut précipiter dans l’eau et ne fait qu’étendre la flamme. Il s’élance sur le monceau ardent et cherche à l’écraser sous ses pieds. René épuise ses forces renaissantes pour seconder son ami : soins inutiles ! le feu se propage, court en pétillant sur la cime séchée des joncs, et gagne les branches résineuses des cyprès. Le vent s’élève, des tourbillons de flammes, d’étincelles et de fumée montent dans les airs, qui prennent une couleur sanglante. Un vaste incendie se déploie sur le marais.

Comment fuir ? comment échapper à l’élément terrible qui, après s’être éloigné de son centre, s’en rapprochait et menaçait les deux amis ? Déjà étaient consumés les paquets de joncs sur lesquels le frère de Céluta aurait pu tenter encore de transporter René dans d’autres parties du marais. Essayer de passer au désert voisin : les cruels Illinois n’y campaient-ils pas ? N’était pas probable qu’attirés par l’incendie ils fermaient toutes les issues ? Ainsi, lorsqu’on croit être arrivé au comble de la misère, on aperçoit par delà de plus hautes adversités. Il est difficile au fils de la femme de dire : « Ceci est le dernier degré du malheur. »

Outougamiz était presque vaincu par la fortune : il voyait perdu tout ce qu’il avait fait jusque alors. Il n’avait donc sauvé son ami du cadre de feu que pour brûler cet ami de sa propre main ! Il s’écria d’une voix douloureuse : « René, c’est moi qui t’immole ! Que tu es infortuné de m’avoir eu pour ami ! »

Le frère d’Amélie, d’un bras affaibli et d’une main pâle, pressa tendrement le sauvage sur son sein. « Crois-tu, lui dit-il, qu’il ne me soit pas doux de mourir avec toi ? Mais pourquoi descendrais-tu au tombeau ? Tu es vigoureux et habile ; tu te peux frayer un chemin à travers les flammes. Revole à tes ombrages : les Natchez ont besoin de ton cœur et de ton bras ; une épouse, des enfants embelliront tes jours, et tu oublieras une amitié funeste. Pour moi, je n’ai ni patrie, ni parents sur la terre : étranger dans ces forêts, ma mort ou ma vie n’intéresse personne, mais toi, Outougamiz, n’as-tu pas une sœur ? »

« Et cette sœur, répliqua Outougamiz, n’a-t-elle pas levé sur toi des regards de tendresse ? Ne reposes-tu pas dans le secret de son cœur ? Pourquoi l’as-tu dédaignée ? Que me conseilles-tu ? De t’abandonner ! Et depuis quand t’ai-je prouvé que j’étais plus que toi attaché à la vie ? Depuis quand m’as-tu vu me troubler au nom de la mort ? Ai-je tremblé quand, au milieu des Illinois, j’ai brisé les liens qui te retenaient ? Mon cœur palpitait de crainte quand je te portais sur mes épaules avec des angoisses que je n’aurais pas échangées contre toutes les joies du monde ? Oui, il palpitait, ce cœur, mais ce n’était pas pour moi ! Et tu oses me dire que tu n’as point d’ami ! Moi, t’abandonner ! Moi, trahir l’amitié ! Moi, former d’autres liens après ta mort ! Moi, heureux sans toi, avec une épouse et des enfants ! Apprends-moi donc ce qu’il faut que je raconte à Céluta en arrivant aux Natchez ! Lui dirai-je : « J’avais délivré celui pour lequel je t’appelai en témoignage de l’amitié ; le feu a pris à des joncs ; j’ai eu peur, j’ai fui. J’ai vu de loin les flammes qui ont consumé mon ami ? » Tu sais mourir, prétends-tu, René ; moi, je sais plus, je sais vivre. Si j’étais dans ta place et toi dans la mienne, je ne t’aurais pas dit : « Fuis et laisse-moi. » Je t’aurais dit : Sauve-moi, ou mourons ensemble. »

Outougamiz avait prononcé ces paroles d’un ton qui ne lui était pas ordinaire. Le langage de la plus noble passion était sorti dans toute sa magnificence des lèvres du simple sauvage. « Reste avec moi, s’écria à son tour le frère d’Amélie : je ne te presse plus de fuir. Tu n’es pas fait pour de tels conseils. »

À ces mots, quelque chose de serein et d’ineffable se répandit sur le visage d’Outougamiz, comme si le ciel s’était entrouvert, et que la clarté divine se fût réfléchie sur le front du frère de Céluta. Avec le plus beau sourire que l’ange des amitiés vertueuses ait jamais mis sur les lèvres d’un mortel, l’Indien répondit : « Tu viens de parler comme un homme ; je sens dans mon sein toutes les délices de la mort. »

Les deux amis, cessant d’opposer à l’incendie des efforts impuissants et de tenter une retraite impossible, assis l’un près de l’autre, attendirent l’accomplissement de leur destinée.

La flamme se repliant sur elle-même avait embrasé le cyprès qui leur servait d’asile ; des brandons commençaient à tomber sur leurs têtes. Tout à coup, à travers les masses de feu et de fumée, on entend un léger bruit dans les eaux. Une espèce de fantôme apparaît : ses cheveux sont consumés sur ses tempes ; sa poitrine et ses bras sont à demi brûlés, tandis que le bas de son corps dégoutte d’une eau bourbeuse. « Qui es-tu ? lui crie Outougamiz ; es-tu l’esprit de mon père qui vient nous chercher, pour nous conduire au pays des âmes ? »