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celui-ci consent à recevoir Ondouré au milieu de la nuit, sur un des ravelins du fort.

— Sachem des Français, dit Ondouré en l’abordant, je ne sais ce que vous méditez. De nouveaux guerriers vous sont arrivés : peut-être est-ce votre dessein de lever encore une fois la hache contre nous. Au lieu de vous engager dans cette route incertaine, je puis vous mener à votre but par une voie plus sûre. Depuis longtemps je suis l’ami des Français ; employez votre autorité à me faire élever à la place qui me rendra tuteur du jeune Soleil. Je m’engage alors à vous faire céder les terres que vous réclamez, et dont vos députés et les nôtres doivent régler les limites. Dans deux jours la nomination de l’édile aura lieu. Que l’on envoie par vos ordres des présents aux jeunes guerriers, aux matrones et aux prêtres, et je l’emporterai sur mes compétiteurs.

Flatté d’entendre parler de sa puissance, regardant comme un grand coup de politique de mettre Ondouré, qu’il croyait l’ami de la France, à la tête des Natchez, espérant surtout réparer sa faute par l’obtention des terres dont on lui fait la promesse, Chépar se précipite dans le projet d’Ondouré : il charge Fébriano de la distribution des présents.

Ondouré retourne auprès d’Akansie, qu’il s’étonne de trouver abattue : il en est du crime comme de ces boissons amères que l’habitude seule rend supportables. « Il ne s’agit plus d’hésiter, s’écrie Ondouré : voulez-vous commander avec moi, ou voulez-vous rester esclave sous un sachem de votre famille ? Songez qu’il y va de votre vie et de la mienne : si nous ne sommes pas assez forts pour proscrire nos ennemis, nous serons proscrits par eux. Tôt ou tard quelque voix accusatrice révélera le secret de la mort du Soleil, et au lieu de monter au pouvoir, nous serons traînés au supplice. Allez donc ; parlez aux matrones, obtenez leurs voix ; je cours m’assurer de celle des jeunes guerriers. Outougamiz, qui balance seul mon crédit auprès d’eux, Outougamiz, encore trop faible, ne peut sortir de sa cabane. Que le jongleur dévoué à nos intérêts fasse s’expliquer les génies, et nous triompherons de la résistance de Chactas et d’Adario. »

L’assemblée générale de la nation étant convoquée pour procéder au choix de l’édile, Chactas proposa d’élever René, son fils adoptif, à cette place importante ; mais le jongleur déclara que l’étranger, coupable à la fois de la disparition du serpent sacré, de la mort des femelles de castor et de la guerre dans laquelle le vieux Soleil avait péri, était réprouvé du Grand-Esprit.

Le frère d’Amélie rejeté, Adario présenta son neveu Outougamiz, qui venait de faire éclater tant de vertu et de vaillance : Outougamiz fut écarté à cause de la simplicité de sa vertu. Chactas et Adario ne voulaient pas pour eux-mêmes une charge dont leur âge ne leur permettait plus l’exercice.

Akansie désigna à son tour Ondouré : ce nom fit rougir les hommes qui conservaient encore quelque pudeur. Chactas repoussa de toute la dignité de son éloquence un guerrier dont il osa peindre les vices. Adario, qui sentait le tyran dans Ondouré, menaça de le poignarder s’il attentait jamais à la liberté de la patrie ; mais les présents de Fébriano avaient produit leur effet : les matrones enchantées par des parures, les jeunes guerriers séduits par des armes, un assez bon nombre de sachems, à qui l’ambition ôtait la prudence, soutinrent le candidat de la femme-chef. Les Manitous consultés approuvèrent l’élection d’Ondouré. Ainsi l’éducation d’un enfant qui devait un jour commander à des peuples fut remise à des mains oppressives et souillées : le champ empoisonné de Gomorrhe fait mourir la plante qu’on lui confie, ou ne porte que des arbres dont les fruits sont remplis de cendre.

Cependant les blessures de René se fermaient ; des simples, connus des sauvages rétablissaient ses forces avec une étonnante rapidité. Il n’avait qu’un moyen de payer à Outougamiz la dette d’un amitié sublime, c’était d’épouser Céluta. Le sacrifice était grand : tout lien pesait au frère d’Amélie ; aucune passion ne pouvait entrer dans son cœur, mais il crut qu’il se devait immoler à la reconnaissance ; du moins ce n’était pas à ses yeux démentir sa destinée, que de trouver un malheur dans un devoir.

Il fit part de sa résolution à Chactas : Chactas demanda la main de Céluta à Adario ; Outougamiz fut rempli de joie en apprenant que son ami allait devenir son frère. Céluta, rougissant, accorda son consentement avec cette grâce modeste qui respirait en elle ; mais elle éprouvait quelque chose de plus que ce plaisir mêlé de frayeur qu’éprouve la jeune vierge prête à passer dans les bras d’un époux. Malgré l’amour qui entraînait vers René la fille de Tabamica, malgré la félicité dont elle se faisait l’image, elle était frappée d’une tristesse involontaire ; un secret pressentiment serrait son cœur : René lui inspirait une terreur dont elle ne se pouvait défendre ; elle sentait qu’elle allait tomber dans le sein de cet homme comme on tombe dans un abîme.

Les parents ayant approuvé le mariage, Chactas dit à René : « Bâtis ta cabane, portes y le collier pour charger les fardeaux et le bois pour allumer le feu ; chasse pendant six nuits ; à la septième, Céluta te suivra à tes foyers. »

René établit sa demeure dans une petite vallée