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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement ; mais on ne l’écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d’autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies : elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j’arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant lorsque ma famille fut fixée à la campagne : passer de Combourg à Monchoix, c’était passer du désert dans le monde, du donjon d’un baron du moyen âge à la villa d’un prince romain.

Le jour de l’Ascension de l’année 1775, je partis de chez ma grand’mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J’avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue[1]. Nous montâmes à l’Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s’envieillissait[2] d’un

  1. « C’était la première fois de ma vie que j’étais décemment habillé. Je devais tout devoir à la religion, même la propreté, que saint Augustin appelle une demi-vertu. » Manuscrit de 1826.
  2. À propos de cette expression et de quelques autres (me jouer emmi les vagues qui se retiraient ; — à l’orée d’une plaine ; — des nuages qui projettent leur ombre faitive, etc.), Sainte-Beuve écrivait, dans son article du 15 avril 1834, après les premières lectures des Mémoires : « L’effet est souvent heureux de ces mots gaulois rajeunis mêlés à de fraîches importations latines (Le vaste du ciel, les blandices des sens, etc.) et enca-