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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

vit mes châteaux de sable : campos ubi Troja fuit. Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m’offraient l’image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu’elles se retirent. Mon compatriote Abailard[1] regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse ; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas), et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l’unisonance des vagues. Je m’exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j’avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses : assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à cacher mon enfance, à l’époque des fêtes ; j’y dévorais mes larmes, et mes camarades s’enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j’allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j’étais tenté de me laisser tomber dans les flots.

Une lettre me rappelle à Combourg : j’arrive, je soupe avec ma famille ; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée ; à dix heures on se retire. J’interroge ma sœur ; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m’envoie chercher. Je descends : mon père m’attendait dans son cabinet.

« Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer

  1. Pierre Abailard (1079-1142) est né au Pallet, petit bourg à quatre lieues de Nantes.