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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’une façon tyrannique. »

Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique, il ne m’aimât tendrement : il m’eût, j’en suis sûr, regretté, la Providence m’appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s’est élevé de ma vie ? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie ; il n’aurait vu dans les aptitudes de son fils qu’une dégénération ; l’ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l’épée, l’eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d’ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France et l’Histoire philosophique des deux Indes, dont les déclamations le charmaient ; il appelait l’abbé Raynal un maître homme. En diplomatie il était antimusulman ; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au cœur contre les polissons russes, à cause de ses rencontres à Dantzick.

Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l’histoire une renommée qui me tente : fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m’en donnerais pas la fatigue. Si j’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d’elles ; ou si je