Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/422

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
354
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Ainsi, Tulloch était à Londres ; il ne s’est point fait prêtre, il s’est marié ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d’une alliance et d’une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue ? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi ; la porte de sa maison était en face de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d’autres amis je ne rencontrerai plus ! L’homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n’y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu’ils passent ; lorsqu’il en fait la revue et qu’il les nomme, ils répondent : « Présents ! » Aucun ne manque à l’appel.


Baltimore, comme toutes les autres métropoles des États-Unis, n’avait pas l’étendue qu’elle a maintenant : c’était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les mœurs et la société avaient une grande affinité avec les mœurs et la société de l’Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d’adieu. J’arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pensylvanie. À quatre heures du matin, j’y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau Monde.

La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat : presque point d’arbres, fermes éparses, villages clair-semés, climat