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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.

Un homme, débarqué comme moi aux États-Unis, plein d’enthousiasme pour les peuples classiques, un colon qui cherchait partout la rigidité des premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l’inégalité des fortunes, l’immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. À Philadelphie j’aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L’apparence du peuple était agréable : les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.

À cette heure de ma vie, j’admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l’époque du monde où nous étions parvenus : je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté, fille des mœurs dans une société naissante ; mais j’ignorais la liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité : Dieu veuille qu’elle soit durable ! On n’est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d’avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Lorsque j’arrivai à Philadelphie, le général Washington n’y était pas ; je fus obligé de l’attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d’après mes idées d’alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinna-