Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/494

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
426
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

velle école. Contrairement à ses compatriotes, « j’aime mieux, assurait Brown, errer parmi les forêts que de battre le blé ». Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a recommandé de tuer sa femme : « Je t’ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu : c’est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager. — Wieland, ne suis-je pas ta femme ? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh ! non, oh ! grâce ! grâce ! — Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours. » Wieland étrangle sa femme et éprouve d’ineffables délices auprès du cadavre expiré. L’horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s’était formé à la lecture de Caleb Williams[1], et il imitait dans Wieland une scène d’Othello.

À cette heure, les romanciers américains, Cooper[2], Washington Irving[3], sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l’Angleterre s’est créolisée, provincialisée, barbarisée, sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge ; on a

  1. Caleb Williams, œuvre dramatique et puissante du romancier anglais William Godwin, avait paru en 1794, un an avant le roman de Brown, et son succès avait été aussi considérable en Amérique qu’en Angleterre.
  2. Fenimore Cooper (1780-1851), le plus célèbre des romanciers américains.
  3. Washington Irving (1783-1859). De nombreux voyages en Europe et surtout de longs séjours en Espagne, où il revint enfin, comme ministre de son pays, en 1842, lui ont fourni les éléments de ses principaux ouvrages. Les plus célèbres sont les Contes d’un voyageur (1824), l’Histoire de la vie et des voyages de Christophe Colomb (1828-1830), la Chronique de la conquête de Grenade (1829).