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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Sept heures.

Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbération de notre bûcher s’étend au loin ; éclairé en dessous par la lueur scarlatine, le feuillage paraît ensanglanté, les troncs des arbres les plus proches s’élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l’enfoncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord d’une nuit profonde.

Minuit.

Le feu commence à s’éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J’écoute ; un calme formidable pèse sur ces forêts ; on dirait que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D’où vient ce soupir ? d’un de mes compagnons : il se plaint, bien qu’il sommeille. Tu vis, donc, tu souffres : voilà l’homme.

Minuit et demie.

Le repos continue ; mais l’arbre décrépit se rompt : il tombe. Les forêts mugissent ; mille voix s’élèvent. Bientôt les bruits s’affaiblissent ; ils meurent dans des lointains presque imaginaires ; le silence envahit de nouveau le désert.

Une heure du matin.

Voici le vent ; il court sur la cime des arbres ; il les secoue en passant sur ma tête. Maintenant c’est comme le flot de la mer qui se brise tristement sur le rivage.

Les bruits ont réveillé les bruits. La forêt est toute harmonie. Est-ce les sons graves de l’orgue que j’entends, tandis que des sons plus légers errent dans les voûtes de verdure ? Un court silence succède ; la musique aérienne recommence ; partout de douces plaintes, des murmures qui renferment eux-mêmes d’autres murmures ; chaque feuille parle un langage différent, chaque brin d’herbe rend une note particulière.

Une voix extraordinaire retentit : c’est celle de cette grenouille qui imite les mugissements du taureau. De toutes les parties de la forêt les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leurs chants monotones : on croit ouïr des glas continus, ou le tintement funèbre d’une cloche. Tout nous ramène à quelque idée de la mort, parce que cette idée est au fond de la vie.