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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

miens campée, avec deux chèvres et un âne, derrière un fossé, autour d’un feu de brandes. À peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures s’empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, puis elle s’asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou ; c’était trop cher. Il était difficile d’avoir plus de science, de gentillesse et de misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j’aurais été un digne fils me quittèrent ; lorsque, à l’aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière s’en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon petit sou, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la rosée ; mais je ne pouvais ni brouter, ni trotter, ni faire beaucoup de tours. Je me levai néanmoins dans l’intention de faire ma cour à l’aurore : elle était bien belle, et j’étais bien laid ; son visage rose annonçait sa bonne santé ; elle se portait mieux que le pauvre Céphale[1] de l’Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs étaient pour moi.

  1. Nous sommes maintenant si brouillés avec la mythologie, qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Céphale était un prince de Thessalie, si remarquablement beau que l’Aurore, un beau matin, sentit pour lui les feux d’un désir insensé.