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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tagne, hors d’état que j’étais de supporter une vie de cavernes et de forêts ; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d’y chercher l’occasion d’y prendre du service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d’argent, commençait à se sentir mal à l’aise avec sa nombreuse famille ; il s’était vu forcé d’envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d’espérance. Craignant d’être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le débarrasser de ma personne.

Trente louis qu’un bateau fraudeur de Saint-Malo m’apporta me mirent à même d’exécuter mon dessein et j’arrêtai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu à mon oncle, j’étais profondément attendri : il venait de me soigner avec l’affection d’un père ; à lui se rattachait le peu d’instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aimé de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressemblances de ma mère. J’avais quitté cette excellente mère, et je ne devais plus la revoir ; j’avais quitté ma sœur Julie et mon frère, et j’étais condamné à ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de vivre avec eux.

Si l’on pouvait dire au temps : « Tout beau ! » on l’arrêterait aux heures des délices ; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas ; allons-nous-en avant d’avoir vu fuir nos amis et ces années que le

    Bouillon, par H. Forneron, et, dans Émigrés et Chouans, par le comte G. de Contades, le chapitre sur Armand de Chateaubriand.