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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nuits dehors, afin qu’on ne s’aperçût pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner.

Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l’eau chaude et la théière ; que nous n’y mettrions point de thé ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l’eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.

Cinq jours s’écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait ; j’étais brûlant ; le sommeil m’avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l’eau ; je mâchais de l’herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était horrible. Par une rude soirée d’hiver je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais : j’aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.

Le matin du cinquième jour, tombant d’inanition, je me traîne chez Hingant ; je heurte à la porte, elle était fermée ; j’appelle ; Hingant est quelque temps sans répondre ; il se lève enfin et m’ouvre. Il riait d’un air égaré ; sa redingote était boutonnée ; il s’assit devant la table à thé : « Notre déjeuner va venir, » me dit-il d’une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise ; je déboutonne brusquement sa redingote : il s’était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein