Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
137
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : « Arrêtez ! m’écriai-je ; je suis marié ! » Elle tomba évanouie.

Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J’arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n’avoir pas gardé de copie.

Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m’est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m’ait voulu du bien et qui m’ait accueilli d’une affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m’avait privé ; qu’apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l’on faisait de moi ; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la même confiance. Quant à l’intérêt dont j’ai pu être l’objet dans la suite, je n’ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l’éclat des hautes positions littéraires ou politiques, n’étaient pas l’enveloppe qui m’attirait des empressements.

Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre : enseveli dans un comté de la