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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des mœurs patriarcales ! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l’on pouvait et qu’on devait m’adresser : car enfin j’avais mis de la complaisance à m’abandonner à une inclination dont je connaissais l’insurmontable illégitimité. Était-ce donc une séduction que j’avais vainement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite ? Mais en m’arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l’obstacle pour me livrer à un penchant flétri d’avance par ma conduite, je n’aurais pu que plonger l’objet de cette séduction dans le regret ou la douleur.

De ces amères réflexions, je me laissais aller à d’autres sentiments non moins remplis d’amertume : je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m’avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu’en raison de cette nature souffrante à laquelle j’étais soumis et de ces notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu’une union plus indépendante.

Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste : l’image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d’aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette