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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/210

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

s’asseoir à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu’au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent, et nous disent comme l’envoyé du ciel à Tobie : « Je suis l’un des sept qui sommes présents devant le Seigneur. » Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se méconnaissent point entre elles. « Qu’a besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d’un siècle ? » Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s’écrie :

Pur fuss’ io tal…
Per l’ aspro esilio suo con sua virtute
Darei del mondo più felice stato.

« Que n’ai-je été tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre ! »

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de renommée. Est-il rien de plus admirable que cette société d’illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s’entretenant ensemble dans une langue d’eux seuls comprise ?

Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter ? S’il l’était en effet, le Boy de Stratford, loin d’être honteux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l’une de ses maîtresses :

…lame by fortune’s dearest spite.