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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

n’ai déroulé à vos yeux qu’un tiers de mes jours ; si les souffrances que j’ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer, et des amertumes d’une autre sorte se mêleront à mon récit ! Que n’aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j’ai déjà montré le premier plan ; de cet Empire et de l’homme gigantesque que j’ai vu tomber ; de cette Restauration à laquelle j’ai pris tant de part, aujourd’hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu’à travers je ne sais quel nuage funèbre ?

Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s’ouvre devant moi la carrière de l’écrivain ; d’homme privé, je vais devenir homme public ; je sors de l’asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde ; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémorées ; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle ; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des sœurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.

Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l’abri d’un nom étranger : caché doublement dans l’obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j’abordai la France avec le siècle[1].

  1. Voir, à l’Appendice, le no V : la Rentrée en France.