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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J’aurais dû plutôt être frappé de l’indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis : partout de la boue ou de la poussière, du fumier et des décombres.

À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d’enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la Mort. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge.

En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux n’avaient point été abattus ; je fus frappé de ces belles avenues itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m’était aussi nouvelle que me l’avaient été autrefois les forêts de l’Amérique. Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées ; la pluie pénétrait dans ses nefs verdies, et il n’avait plus de tombeaux : j’y ai vu, depuis,