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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quefois de René dans son Childe-Harold, il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d’un voyage en Amérique, qu’une longue habitude de parler, d’écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l’expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française incomparable et qui rachète nos défauts : après quelques mois d’établissement au milieu de nous, on sent qu’on ne peut plus vivre qu’à Paris.


Je m’enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j’allais faire de divers côtés des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été comblé ; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, ombres chinoises, vues d’optique, cabinets de physique, bêtes étranges ; malgré tant de têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du bourdon des grosses caisses : c’était peut-être là qu’habitaient ces géants que je cherchais