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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

fait frappé de la même manière que moi dans le dîner dont je parle ; mais on voit que je n’avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond.

« Le 27 janvier 1803, dit-il, j’ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à l’École polytechnique[1]. J’aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : c’est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j’existe, et encore n’ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand l’occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ? »

M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi : la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d’une nature sérieuse ma raillerie inoffensive.

J’avais aperçu M. de Saint-Lambert[2] et madame de

  1. Saint-Martin dit que le dîner chez M. Neveu eut lieu à l’École polytechnique. Chateaubriand nous a dit tout à l’heure que ce dîner avait eu lieu dans les « communs du Palais-Bourbon ». Les deux récits ne se contredisent point. Le dîner est du 27 janvier 1803, et à cette date l’École polytechnique était installée au Palais-Bourbon ; c’est seulement en 1804 qu’elle fut transportée dans l’ancien collège de Navarre, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.
  2. Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803). Son poème des Saisons, publié en 1769, le fit entrer, l’année suivante, à l’Académie française. Dans son ouvrage sur les Principes des mœurs chez toutes les nations, ou Catéchisme universel (1798, 3 vol. in-8), il enseigna que les vices et les vertus ne sont que des clauses de convention. Ce livre, outrageusement matéria-