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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Si les Mémoires d’Alfieri eussent été publiés en 1802[1], je n’aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de l’expression :

« Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j’avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite hors du port, où, en m’asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un rocher, qui empêchait qu’on ne pût me voir du côté de la terre, je n’avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités qu’embellissaient les rayons d’un soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures délicieuses ; et là, je serais devenu poète, si j’avais su écrire dans une langue quelconque. »

Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la Maison-Carrée n’étaient pas encore dégagées : cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean Reboul[2]. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordinairement ni poètes, ni ouvriers : réparation à M. Re-

  1. Alfieri est mort en 1803. Ses Mémoires furent publiés en 1804.
  2. Jean Reboul, né à Nîmes, le 23 janvier 1796, mort dans la même ville, le 1er juin 1864. Boulanger de son état, il n’abandonna pas sa profession, lorsque la gloire vint le chercher au fond de sa boutique. Son premier recueil de Poésies (1836) eut cinq éditions. Il publia, en 1839, le Dernier Jour, poème en dix chants. En 1850, il fit jouer sur le théâtre de l’Odéon le Martyre de Vivia, mystère en trois actes et en vers. Les Traditionnelles (1857) mirent le sceau à sa réputation. En 1848, le boulanger-poète avait été envoyé à l’Assemblée constituante par les électeurs royalistes du département du Gard.