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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/361

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

fois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m’amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l’amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu’importait à ma vanité que d’obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j’ose le croire, c’était d’avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion auraient eu à gémir ?

La route est assez triste en sortant de Lyon : depuis la Tour-du-Pin jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.

À Chambéry, où l’âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l’hospitalité qu’il en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est le danger des lettres ; le désir de faire du bruit l’emporte sur les sentiments généreux : si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l’avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts mêmes de son amie ; il l’aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s’enfuir. Ah ! que la voix de l’amitié trahie ne s’élève jamais contre notre tombeau !

Après avoir passé Chambéry, se présente le cours