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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/363

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

à pic. Là, s’était incorporée au rocher la haine d’un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l’espèce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu’avec l’esclavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour et j’arrivai, vers les deux heures après midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l’âge et à la majesté tombée ; le père et la mère du noble orphelin avaient été tués : on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd’hui à Henri V : quelle rapidité de chute et de malheur !

Ici, l’on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite rivière d’Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l’autre côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l’entrée de l’Italie. Les fleuves sont non-seulement des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes. [1]

Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange émotion me saisit ; j’étais comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté

  1. Pour tous les détails de ce voyage, voir, dans le Voyage en Italie de Chateaubriand (Œuvres complètes, tome VI), ses deux lettres à M. Joubert, datées, la première de Turin, le 17 juin 1803, la seconde, de Milan, lundi matin 21 juin 1803.