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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

enterrement pour me désennuyer ! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère : on la portait, le visage découvert, entre deux rangs de pèlerins blancs ; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds.

Il m’échappa une grande faute : ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables ; j’allai, sans façon, offrir l’hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne[1]. Un horrible cancan sortit de cette démarche insolite ; tous les diplomates se boutonnèrent. « Il est perdu ! il est perdu ! » répétaient les caudataires et les attachés, avec la joie que l’on éprouve charitablement aux mésaventures d’un homme, quel qu’il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j’allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien : n’importe, c’était quelqu’un qui tombait, cela

  1. Victor-Emmanuel I (1754-1824), le souverain dépossédé que représentait alors à Saint-Pétersbourg le comte Joseph de Maistre. — Avant l’arrivée du cardinal Fesch, qu’il précédait à Rome de quelques jours, Chateaubriand avait cru pouvoir faire visite à l’ex-roi de Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces termes, à M. de Talleyrand, la démarche qui allait attirer sur sa tête un si violent orage :
    « 12 juillet 1803.
    « CITOYEN MINISTRE,

    « M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres de créance au Pape. Avant que notre mission fût officiellement reconnue à Rome, je me suis empressé de voir ici toutes les personnes qu’il était honorable de voir. J’ai été présenté, comme simple particulier et homme de lettres, au roi et à la reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m’ont entretenu que d’objets d’art et de littérature.

    « J’ai l’honneur de vous saluer respectueusement. »