Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/416

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
386
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

litiques. On n’a pas su ce que c’est que la désolation du cœur, quand on n’est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d’une personne qui avait agréé votre vie : on la cherche et on ne la trouve plus ; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne ; tout ce qu’elle a porté ou touché reproduit son image ; il n’y a entre elle et vous qu’un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d’autres pertes : ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues.

Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l’éloignement de la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel ; je m’égarais au milieu des campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville éternelle, qui joignait actuellement à tant d’existences passées une vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis assez correctement dans ma Lettre à M. de Fontanes[1] : « Si l’étranger

  1. La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine est datée du 10 janvier 1804. Elle a paru, pour la première fois, dans le Mercure de France, livraison de mars 1804. Voici le jugement qu’en a porté Sainte-Beuve dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome I, p. 396 : « La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine est comme un paysage