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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle s’était plu quelquefois à me le montrer en passant : c’était à ce cyprès, dont je savais seul l’origine et l’histoire, que j’allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s’élève à peine à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s’est retirée aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espèce ; il semble me connaître et se réjouir quand j’approche ; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée : intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l’un ou l’autre sera tombé.

Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l’esplanade des Invalides, traversai le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, d’où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s’ouvre aujourd’hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, j’entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s’arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots : « Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly. »

Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu’il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi ; je dis à madame de Chateaubriand : « Le duc d’Enghien vient d’être fusillé. » Je m’assis devant une table, et je me mis à écrire ma démis-