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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

n’ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu’on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d’indépendance, objet de pitié que vous êtes pour la médiocrité : quant aux grands esprits à l’orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes, leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu’ils savent que vous ne pouvez pas entendre. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière littéraire ; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première olympique l’excellence de l’eau, laissant le vin aux heureux.

L’amitié rendit le cœur à M. de Fontanes ; madame Bacciochi plaça sa bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution ; M. de Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours avant d’en parler : quand il l’annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blâme d’un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, il ne prononça que ces deux mots : « C’est bon. » Plus tard il dit à sa sœur : « Vous avez eu bien peur pour votre ami ? » Longtemps après, en causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une des choses qui l’avait le plus frappé[1]. M. de Talleyrand me fit écrire une lettre de bureau dans laquelle il me re-

  1. « La chose cependant se passa le plus tranquillement du monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire : « C’est bon ! » Mais il en garda une rancune, dont nous nous sommes ressentis depuis. Il dit plus tard à sa sœur : « Vous avez eu bien peur pour votre ami ? » Et il n’en fut plus question. Longtemps après, cependant, il en reparla à Fontanes, et lui avoua que c’était une des choses qui lui avaient fait le plus de peine. » Souvenirs de Mme de Chateaubriand.