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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

heur : pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

En preuve de cette vérité, remarquez qu’au moment même de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, détermina la chute de l’ordonnateur de la tragédie de Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l’arrestation du duc d’Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation du territoire de l’Empire : Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul Ier. À Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait : « Au duc d’Enghien quem devoravit bellua corsica. » Les deux puissants adversaires se réconcilièrent en apparence dans la suite ; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite, et que l’insulte élargit, leur resta au cœur : Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou ; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.

La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine : j’ai parlé de la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de Talleyrand l’effet qu’avait produit le meurtre du duc d’Enghien à la cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. « Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m’éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler. —