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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

circonstances, quelque chose de touchant et de lugubre… Les restes de M. de La Harpe n’étaient pas encore recouverts de terre ; nous pleurions encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte ; et dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que toutes les injustices allaient s’ensevelir dans cette tombe, que tout le monde partageait nos regrets, un journal insultait aux cendres d’un homme illustre ; on l’accusait d’avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet article les paroles de l’Écriture que M. de La Harpe a citées à la fin de son dernier morceau sur l’Encyclopédie, et qui sont aussi les dernières paroles que ce grand critique a fait entendre au public : Malheur à vous qui appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal.


Trente-cinq ans plus tard, dans ses Mémoires, rendant à La Harpe un dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.

Voici ce discours :


Les lettres et la France regrettent aujourd’hui un poète, un orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l’annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française : l’héritage de leur gloire n’a point dégénéré dans ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l’éloquence et de la poésie, et leur esprit, comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits d’un disciple qu’ils avaient formé. C’est en leur nom qu’il attaqua jusqu’au dernier moment les fausses doctrines littéraires ; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu’un long dévouement au triomphe des vrais principes. Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n’a pas fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère et la rigueur impartiale de ses censures éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l’équité. Il n’arrachait que l’estime où tant d’autres auraient obtenu l’enthousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée. Mais à l’aspect de ce tombeau, tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront plus enfin contestés. Tous les amis des lettres,