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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/74

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l’écot.

Une chose me fatiguait, c’était de laver mon linge ; il le fallait, et souvent : car les obligeants voleurs ne m’avaient laissé qu’une chemise empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d’un ruisseau, la tête en bas et les reins en l’air, il me prenait des étourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable à la poitrine. J’étais obligé de m’asseoir parmi les prêles et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je m’amusais à voir couler l’eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l’Amour par une bergère ; cette bergère m’eût été bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j’avais reçu de mes Floridiennes.

Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d’hommes faits, de vieillards, d’enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout ridicule qu’il paraissait, avait quelque chose d’honorable et de touchant, parce qu’il était animé de convictions sincères ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation