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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/179

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tête. Cette chute augmenta sa frayeur, et, après avoir passé quelques moments à regarder avec des yeux égarés la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux ; à sa troisième tentative il succomba et, tombant plus près de la mer, il resta à la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat était épouvantable ; le désordre qui régnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L’œil attaché sur les troupes en marche, il n’avait point eu l’idée, toute simple pour quelqu’un de sang-froid, de tourner la tête d’un autre côté : il aurait aperçu la division Kléber et celle de cavalerie qui quittèrent Tentoura après les autres, et l’espoir de se sauver aurait peut-être conservé ses jours. »

Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunés camarades les suivre comme un homme dans l’ivresse, trébuchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient : « Il a pris ses quartiers. »

Une page de Bourrienne achèvera le tableau :

« Une soif dévorante, disent les Mémoires, le manque total d’eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J’ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était