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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

prendre. À l’égard des précautions prises avec Boisé-Lucas père, il n’y en avait pas d’autres que celles que je vous ai déjà détaillées. »

L’intrépide Armand, abordé à quelques pas de son champ paternel, comme à la côte inhospitalière de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, à la clarté de la lune, la barque qui l’aurait pu sauver. Autrefois, ayant déjà quitté Combourg, prêt à passer aux Grandes-Indes, j’avais promené ma vue attristée sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast où se couchait Armand, du cap de la Varde où j’étais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposés, ont été témoins des ennuis et ont séparé les destinées de deux hommes unis par le nom et le sang. C’est aussi au milieu des mêmes vagues que je rencontrai Gesril pour la dernière fois. Il m’arrive assez souvent, dans mes rêves, d’apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l’abîme, en même temps que s’épand, rougie jusqu’à mes pieds, l’onde avec laquelle nous avions accoutumé de nous jouer dans notre enfance[1].

Armand parvint à s’embarquer sur un bateau acheté à Saint-Malo ; mais, repoussé par le nord-ouest, il fut encore obligé de caler. Enfin, le 6 janvier, aidé d’un matelot appelé Jean Brien, il mit à la mer un petit canot échoué, et s’empara d’un autre canot à flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon étoile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars :

« Depuis les neuf heures du soir, que nous partîmes,

  1. Les originaux du procès d’Armand m’ont été remis par une main ignorée et généreuse. — Ch.