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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/321

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d’Alexandre n’arrivait point ; les estafettes de France s’attardèrent ; l’inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats : « Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils ; dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. » Milton, dont le grand nom agrandit tout, s’exprime aussi naïvement dans sa Moscovie : « Il fait si froid dans ce pays, que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle. »

Bonaparte, sentant qu’un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l’avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d’outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s’occupe au Kremlin d’un règlement pour la Comédie Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage[1] ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu’il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile

  1. Décret sur la surveillance, l’organisation, l’administration, la comptabilité, la police et la discipline du Théâtre-Français, daté du quartier impérial de Moscou, le 15 octobre 1812. Modifié sur quelques points, ce décret est encore en vigueur dans ses dispositions principales.