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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le jour de l’exécution[1], je voulus accompagner mon camarade sur son dernier de champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle. J’arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d’enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d’Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble, Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard où j’avais enterré M. de La Harpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître : le plomb l’avait défiguré, il n’avait plus de visage ; je n’y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d’un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps du siège de Thionville. Il fut fusillé le vendredi saint : le crucifié m’apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m’arrête à regarder l’empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n’avaient laissé d’autres traces, on ne parlerait plus de lui[2].

Étrange enchaînement de destinées ! Le général Hulin, commandant d’armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d’Armand ; il avait été, jadis, nommé président de la commission qui cassa la tête du duc d’Enghien. N’aurait-il pas dû s’abstenir, après sa première infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre ? Et moi, j’ai parlé de

  1. Elle eut lieu le jour du vendredi saint, 31 mars 1809.
  2. Voir l’Appendice no III : Armand de Chateaubriand.