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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lait pas recevoir de payement, et elle disait : « Je me regarde de travers pour n’avoir pas su me faire guillotiner pour nos rois[1]. » Dernière étincelle d’un feu qui avait animé les Français pendant tant de siècles.

Le général Lamothe, beau-frère de M. Laborie, vint, envoyé par les autorités de la capitale, nous instruire qu’il nous serait impossible de nous présenter à Paris sans la cocarde tricolore. M. de Lafayette et d’autres commissaires, d’ailleurs fort mal reçus des alliés, valetaient d’état-major en état-major, mendiant près des étrangers un maître quelconque pour la France : tout roi, au choix des Cosaques, serait excellent, pourvu qu’il ne descendît pas de saint Louis et de Louis XIV.

À Roye, on tint conseil : M. de Talleyrand fit attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté. Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l’auberge du ministre jusqu’à la porte du

  1. « La maîtresse de cette auberge était si royaliste qu’elle voyait des princesses partout ; elle me prit pour Mme la duchesse d’Angoulême et me porta presque dans une grande salle, où il y avait une table de vingt couverts au moins. La chambre était tellement éclairée de bougies et de chandelles qu’on perdait la respiration au milieu d’un nuage de fumée, sans compter la chaleur d’un feu qui aurait été à peine supportable au mois de janvier. Lorsque la bonne dame s’aperçut que je n’étais pas Mme la duchesse d’Angoulême, elle fut un peu désappointée ; mais enfin nous arrivions de Gand ; nous étions donc au moins de bons royalistes : elle nous fit fête en conséquence ; et, en partant, nous eûmes une peine infinie à lui faire accepter de l’argent. Dans cette classe, le dévouement est bien plus sans réserve que dans la classe plus élevée. Je me rappelle que cette pauvre femme me disait : « Voyez-vous, madame, je suis royaliste au point que, quelquefois, je me regarde de travers pour n’avoir pas su me faire guillotiner pour nos Bourbons. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand.)