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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

min[1]. Je poursuis : je serai long encore. Plusieurs écrivains de nos jours ont la manie de dédaigner leur talent littéraire pour suivre leur talent politique, l’estimant fort au-dessus du premier. Grâce à Dieu, l’instinct contraire me domine, je fais peu de cas de la politique, par la raison même que j’ai été heureux à ce lansquenet. Pour être un homme supérieur en affaires, il n’est pas question d’acquérir des qualités, il ne s’agit que d’en perdre. Je me reconnais effrontément l’aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l’obstacle qui s’oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse ; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d’arriver à rien d’achevé dans la vie pratique.

L’indifférence, j’en conviens, est une qualité des hommes d’État, mais des hommes d’État sans conscience. Il faut savoir regarder d’un œil sec tout événement, avaler des couleuvres comme de la malvoisie, mettre au néant, à l’égard des autres, morale, justice, souffrance, pourvu qu’au milieu des révolutions on sache trouver sa fortune particulière. Car à ces esprits transcendants l’accident, bon ou mauvais, est obligé de rapporter quelque chose ; il doit financer à raison d’un trône, d’un cercueil, d’un serment, d’un outrage ; le tarif est marqué par les Mionnet des catastrophes et des affronts : je ne suis pas connaisseur en cette numismatique[2]. Malheureusement mon insouciance

  1. Quand Sidrac, à qui l’âge allonge le chemin,
    Arrive dans la chambre, un bâton à la main…

    (Boileau, le Lutrin, chant I.)
  2. Théodore Mionnet (1770-1842). Conservateur adjoint à la