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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

moi : voyez où sont parvenus ses commis pour avoir favorisé la conversion des rentes, que j’avais la bonhomie de combattre, et en vertu de laquelle je fus chassé. Voilà ces messieurs ; ils arrivent dans un élégant tilbury, chapeau sur l’oreille, et je suis obligé de me jeter dans un fossé pour que la roue n’emporte pas un pan de ma vieille redingote. J’ai pourtant été pair de France, ministre, ambassadeur, et j’ai dans une boîte de carton tous les premiers ordres de la chrétienté, y compris le Saint-Esprit et la Toison d’or. Si les commis du sieur César de Lapanouze[1], millionnaires, voulaient m’acheter ma boîte de rubans pour leurs femmes, ils me feraient un sensible plaisir.

Pourtant tout n’est pas rose pour MM. B… : ils ne sont pas encore nobles genevois, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas encore à la seconde génération, que leur mère habite encore le bas de la ville et n’est pas montée dans le quartier de Saint-Pierre, le faubourg Saint-Germain de Genève ; mais, Dieu aidant, noblesse viendra après argent.

Ce fut en 1805 que je vis Genève pour la première fois. Si deux mille ans s’étaient écoulés entre les deux époques de mes deux voyages, seraient-elles plus séparées l’une de l’autre qu’elles ne le sont ? Genève ap-

  1. Alexandre-César, comte de Lapanouze (1764-1836). Capitaine de vaisseau à l’époque de la Révolution, il donna sa démission et se vit complètement ruiné. Il fonda à Paris, sous la seconde Restauration, une maison de banque qui devint bientôt l’une des plus importantes de la capitale. Député de la Seine de 1822 à 1827, il soutint le ministère Villèle et prit part à toutes les discussions financières et économiques. Nommé pair de France, le 5 novembre 1827, il se retira dans sa terre de Tiregant (Dordogne), après les événements de Juillet, la Charte de 1830 ayant annulé les nominations à la pairie faites par Charles X.