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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mêmes ; vous brûlez ce que j’adore, et je brûle ce que vous adorez. Vous avez grandi, monsieur, au milieu d’une foule d’avortons de Juillet ; mais, de même que toute l’influence que vous supposez à ma prose ne fera pas, selon vous, remonter une race tombée ; de même, selon moi, toute la puissance, de votre poésie ne ravalera pas cette noble race : serions-nous ainsi placés l’un et l’autre dans deux impossibilités ?

« Vous êtes jeune, monsieur, comme cet avenir que vous songez et qui vous pipera ; je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m’échappe. Si vous veniez vous asseoir à mon foyer, dites-vous obligeamment, vous reproduiriez mes traits sous votre burin : moi, je m’efforcerais de vous faire chrétien et royaliste. Puisque votre lyre, au premier accord de son harmonie, chantait mes Martyrs et mon pèlerinage, pourquoi n’achèveriez-vous pas la course ? Entrez dans le lieu saint ; le temps ne m’a arraché que les cheveux, comme il effeuille un arbre en hiver, mais la sève est restée au cœur : j’ai encore la main assez ferme pour tenir le flambeau qui guiderait vos pas sous les voûtes du sanctuaire.

« Vous affirmez, monsieur, qu’il faudrait un peuple de poètes pour comprendre mes contradictions de royaumes éteints et de jeunes républiques ; n’auriez-vous pas aussi célébré la liberté et trouvé quelques magnifiques paroles pour les tyrans qui l’opprimaient ? Vous citez les Dubarry, les Montespan, les Fontanges, les La Vallière ; vous rappelez des faiblesses royales ; mais ces faiblesses ont-elles coûté à la France ce que les débauches des Danton et des