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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

des lilas ; à gauche, le quai de la Seine, la rivière et un coin du vieux Paris, dans la paroisse de Saint-André-des-Arcs. Le son du piano de mademoiselle Gisquet parvenait jusqu’à moi avec la voix des mouchards qui demandaient quelques chefs de division pour faire leur rapport.

Comme tout change dans ce monde ! Ce petit jardin anglais romantique de la police était un lambeau déchiré et biscornu du jardin français, à charmilles taillées au ciseau, de l’hôtel du premier président de Paris. Cet ancien jardin occupait, en 1580, l’emplacement de ce paquet de maisons qui borne la vue au nord et au couchant, et il s’étendait jusqu’au bord de la Seine. Ce fut là qu’après la journée des barricades, le duc de Guise vint visiter Achille de Harlay : « Il trouva le premier président qui se pourmenoit dans son jardin, lequel s’estonna si peu de sa venue, qu’il ne daigna seulement pas tourner la tête ni discontinuer sa pourmenade commencée, laquelle achevée qu’elle fut, et estant au bout de son allée, il retourna, et en retournant il vit le duc de Guise qui venoit à lui ; alors ce grave magistrat, haussant la voix, lui dit : « C’est grand’pitié que le valet chasse le maistre ; au reste, mon âme est à Dieu, mon cœur est à mon roy, et mon corps est entre les mains des méchans ; qu’on en fasse ce qu’on en voudra. » L’Achille de Harlay qui se pourmène aujourd’hui dans ce jardin est M. Vidocq[1], et le duc de Guise, Coco Lacour ; nous avons changé les grands hommes pour les grands principes. Comme nous sommes libres maintenant ! comme j’étais libre surtout à ma fenêtre, témoin ce

  1. Ancien forçat, devenu chef de la police de sûreté.