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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t5.djvu/575

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus.

On frappe à ma porte : ce n’est pas toi ! c’est le guide ! Les chevaux sont arrivés, il faut partir. De ce songe il ne reste que la pluie, le vent et moi, songe sans fin, éternel orage.

17 août 1832. (Amsteg.)

D’Altorf ici, une vallée entre des montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la Reuss bruyante au milieu. À l’auberge du Cerf, un petit étudiant allemand, qui vient des glaciers du Rhône et qui me dit : « Fous fenir l’Altorf ce madin ? allez fite ! » Il me croyait à pied comme lui ; puis, apercevant mon char à bancs : « Oh ! les chefals ! c’être autre chosse. » Si l’étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde ! Je m’en irais aux glaciers du Rhône ; je parlerais la langue de Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement la liberté germanique : lui, il cheminerait vieux comme le temps, ennuyé comme un mort, détrompé par l’expérience, s’étant attaché au cou, comme une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout d’un quart d’heure que du fracas de la Reuss. L’échange n’aura pas lieu, les bons marchés ne sont pas à mon usage. Mon écolier part ; il me dit en ôtant et remettant son bonnet teuton, avec un petit coup de tête : « Permis ! » Encore une ombre évanouie. L’écolier ignore mon nom ; il m’aura rencontré et ne le saura jamais : je suis dans la joie de cette idée ; j’aspire à l’obscurité avec plus