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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

horreur ; si tu prétends m’aimer comme une amante, je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années : tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu’il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux, comme le rayon de soleil éclaire un abîme ?

Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s’enlacer aux tiens avec grâce ; mais ne me le dis pas. Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre, que tu seras encore longtemps jeune, quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d’amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? Pourquoi flétrir d’un baiser des lèvres qui ont l’air de s’ouvrir pour la jeunesse et la vie[1] ? Que peut-elle aimer en moi ? Une chimère que la réalité va détruire. Et pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des aveux passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-lui s’il te parle comme je te parlais, et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. Ah ! qu’importe ! Tu dormiras dans ses bras, tes lèvres sur les siennes, ton sein contre son sein, et vous vous réveillerez enivrés de délices : que t’importeront alors mes paroles sur la bruyère ?

Non, je ne veux pas que tu dises jamais en me voyant après l’heure de la folie : Quoi ! c’est là l’homme à qui j’ai pu livrer ma jeunesse ! Écoute, prions le ciel : il fera peut-être un miracle. Il va me donner jeunesse et beauté. Viens, ma bien-aimée : montons sur ce nuage. Que le vent nous porte dans le ciel. Alors, je veux bien être à toi. Tu te rappelleras mes baisers, mes ardentes étreintes : je serai charmant dans ton souvenir et tu seras bien malheureuse, car je ne t’aimerai plus. Oui : c’est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme ? Oh ! non, jeune grâce, va à ta destinée ; va chercher un amant digne de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais

  1. Cette phrase est barrée dans le manuscrit original. (Note de M. Victor Giraud.)