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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

bientôt les défauts, et le temps seul le rend infidèle en dépouillant de ses grâces l’objet qu’il aime. Les passions ne rendent point ce que le temps efface : la gloire ne rajeunit que notre nom.

Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière : c’est bien assez d’y repousser ton image, d’y veiller comme un insensé en pensant à toi ! Que serait-ce, si tu étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l’air que je respire la nuit, si je te trouvais à mon foyer compagne de ma solitude ? Il y a dans une femme une émanation de fleur et d’amour. Lorsque tu chantes, ta voix me rend fou et me fait mal ; tu as l’air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.

Comment croirais-je que cette vie de veuvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s’enchanter des soins qu’ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu’en ferais-tu ? Pourrais-tu, du matin au soir, supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses de cœur et tous les caprices d’une nature qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?

Et le monde, en supporterais-tu les railleries ? Si j’étais riche, il dirait que je t’achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu puisses m’aimer. Si j’étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on me rendrait un objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d’avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t’avoir acceptée, ou d’avoir abusé de l’état de      [1] où tombe      [2] le temps de te presser dans mes bras. La jeunesse embellit tout, jusqu’au malheur. Elle charme alors qu’elle peut, avec les boucles d’une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu’ils passent sur les joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu’au bonheur : dans l’infortune, c’est pis encore ; quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d’un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.

Tu m’as jugé d’une façon vulgaire, tu as pensé, en voyant le trouble où tu me jettes que je me laisserais aller à te faire subir mes caresses : à quoi as-tu réussi ? À me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m’a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes souffrances.

Vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de mes rêves, de

  1. Ici un mot illisible. (Note du même.)
  2. Ici quatre ou cinq mots illisibles. (Note du même.)