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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nier. Un silence de deuil régnait sur la côte de France ; bien des gémissements le suivirent sur les flots.[1]

Dans des pages intitulées : Le Départ, scène de l’histoire de France, Balzac, le plus grand génie littéraire du xixe siècle avec Chateaubriand, a raconté l’embarquement du roi Charles X à Cherbourg. Il m’a paru que ces pages du grand romancier, qui se montre ici, on va le voir, un grand historien, méritaient d’être rapprochées de celles qu’on vient de lire dans les Mémoires d’Outre-tombe.

Au moment où le roi monta sur le vaisseau qui allait l’emporter en exil, il s’enferma seul pour prier et pour pleurer. Balzac, — s’il n’était pas de sa personne sur la rade de Cherbourg, du moins y était-il d’âme et de cœur, — Balzac dit à l’ami qui l’accompagnait :

En ce moment, ce vieillard à cheveux blancs, enveloppé dans une idée, victime de son idée, fidèle à son idée, et dont ni vous ni moi ne pouvons dire s’il fut imprudent ou sage, mais que tout le monde juge dans le feu du présent, sans se mettre à dix pas dans la froideur de l’avenir ; ce vieillard vous semble pauvre : hélas ! il emporte avec lui la fortune de la France ; et, pour ce pas fatal, fait du rivage au vaisseau, vous paierez plus de larmes et d’argent, vous verrez plus de désolation qu’il n’y a eu de prospérités, de rires et d’or, depuis le commencement de son règne…

Et dans ces pages d’une éloquence amère, d’une intuition merveilleuse, il déroule à l’ami qui l’écoute les réalités de l’avenir. Il lui montre les arts en deuil, suivant le vieux roi dans l’exil ; les marchands d’orviétan politique et les jurés priseurs du budget se refusant à décréter l’argent nécessaire aux galeries, aux musées, aux essais longtemps infructueux, aux lentes conquêtes de la pensée ou aux subites illuminations du génie. « Il y aura cependant un art dans lequel se feront de grands progrès, l’art du suicide, » Ce vieillard et cet enfant partis, le peuple sera souverain. La bourgeoisie traduira la souveraineté du

  1. Lamartine, Histoire de la Restauration, t. VIII, p. 411.