Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
101
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Alors commença une scène d’un autre genre : la royauté future, dans la personne d’un enfant, venait de me mêler à ses jeux ; la royauté passée, dans la personne d’un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d’une salle obscure, commença entre le roi et le dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J’en étais le seul témoin avec l’écuyer O’Hégerty. À travers les fenêtres, dont les volets n’étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s’éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence, hors le frôlement des cartes et quelques cris du roi qui se fâchait. Les cartes furent renouvelées des Latins afin de soulager l’adversité de Charles VI : mais il n’y a plus d’Ogier et de Lahire

    entre les courtisans du malheur, écrit M. de Villeneuve, c’était ma tante la duchesse de Gontaut, si courageuse, si vigilante et si habile gouvernante des deux précieux rejetons de feu le duc de Berry. Douée du tact féminin au suprême degré, mais subitement docile à un fatal travers, elle avait dévié vers la duchesse de Berry… Aucune langue ne manie la conversation avec plus d’agrément ; aucune tête n’est plus vide en politique. Deux travers s’y étaient mis. La Charte Constitutionnelle en était un ; l’autre, un vieux projet de mariage entre Mademoiselle et le duc de Chartres. La duchesse de Gontaut entrevoyait dans cette union son élève, le duc de Bordeaux, installé sur le trône de France, et sa seconde élève, Mademoiselle, établie solidement au premier degré du même trône ; avec sa jeune et jolie épouse, le duc de Chartres était tout prêt à former une autre lignée de rois, si la lignée primitive défaillait. Résultat de cette combinaison : branche cadette, Bordeaux, Orléans, Condé, présent et avenir, tout cela confondu, uni par la main, par le sang, par l’intérêt, par la fortune, tous agglomérés autour d’un trône identique ; tel était l’ingénieux roman qui charmait sa vivacité et qui aplanissait en exil des devoirs scrupuleusement accomplis. » (Mémoires inédits du marquis de Villeneuve, publiés par son arrière-petit-fils, p. 39.). — 1889.)