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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lorsque je l’aperçus du grand chemin. Au-dessus des montagnes et des bois penchait la colonne torse de la fumée d’une fonderie.

Je partis à neuf heures et demie du relais de Zwoda. Je suivais la route où passa Vauvenargues dans la retraite de Prague[1], ce jeune homme à qui Voltaire, dans l’éloge funèbre des officiers morts en 1741, adresse ces paroles : « Tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ; je t’ai toujours vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille[2]. »

Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles.

N’ayez pas peur, Cynthie[3] ; ce n’est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile. J’ai un poignard pour les jaloux et du sang pour toi. Que ce tombeau ne vous cause aucune épouvante ; c’est celui d’une femme jadis aimée comme vous : Cecilia Metella reposait ici.

Qu’elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes

  1. Cette célèbre retraite s’exécuta sous la conduite du maréchal de Belle-Ile, qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au 17 décembre 1742 et se rendit à Égra le 26. Le froid fut excessif. Vauvenargue, naturellement faible, en souffrit plus que les autres, et se vit bientôt obligé de donner sa démission d’officier : il était alors capitaine au régiment du Roi, infanterie.
  2. Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, Voltaire, Œuvres complètes, tome 47, édition de Kehl.
  3. L’auteur s’adresse ici à une Cynthie imaginaire. Cynthie est un des noms antiques de Diane, née au pied du mont Cynthus.