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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Venise, septembre 1833.

Je cherchais, en me réveillant, pourquoi j’aimais tant Venise, quand tout à coup je me suis souvenu que j’étais en Bretagne : la voix du sang parlait en moi. N’y avait-il pas au temps de César, en Armorique, un pays des Vénètes, civitas Venetum, civitas Venetica ? Strabon n’a-t-il pas dit qu’on disait que les Vénètes étaient descendants des Vénètes gaulois ?

On a soutenu contradictoirement que les pêcheurs du Morbihan étaient une colonie des pescatori de Palestrine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d’ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l’une de l’autre. Je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons ; les gondoliers et moi nous sommes cousins et sortis de la corne de la Gaule, cornu Galliæ.

Tout réjoui de cette pensée, je suis allé déjeuner dans un café sur le quai des Esclavons. Le pain était tendre, le thé parfumé, la crème comme en Bretagne, le beurre comme à la Prévalais ; car le beurre, grâce au progrès des lumières, s’est amélioré partout ; j’en ai mangé d’excellent à Grenade. Le mouvement d’un port me ravit toujours : des maîtres de barque faisaient un pique-nique ; des marchands de fruits et de fleurs m’offraient des cédrats, des raisins et des bouquets ; des pêcheurs préparaient leurs tartanes ; des élèves de la marine, descendant en chaloupe, allaient aux leçons de manœuvre à bord du vaisseau-amiral ; des gondoles conduisaient des passagers au bateau à vapeur de Trieste. C’est pourtant ce Trieste qui pensa